Inna Chevtchenko est arrive Paris sans valise ni rien d'autre en poche que son passeport et son tlphone. "Tout ce que j'ai pu attraper avant de sauter par la fentre", explique-t-elle. Egrie trs mdiatique du groupe Femen ces activistes qui luttent, seins nus, contre le tourisme sexuel et toute sorte d'atteintes aux droits des femmes dans le monde , la jeune fille a d fuir son Ukraine natale pour chapper la vindicte des autorits.
Depuis qu'elle avait sci le 17 aot la trononneuse une croix en bois de sept mtres de haut dresse dans le centre de Kiev, en soutien aux Pussy Riot, condamnes Moscou pour "haine religieuse", elle se savait directement menace.Nuit et jour, "une vingtaine d'hommes" se relayaient au pied de son immeuble. Un matin, aux aurores, six de ces gros bras ont cherch forcer sa porte. "Leurs coups m'ont rveill, je n'ai pas eu le temps de rflchir, j'ai fil", raconte-t-elle.
Des amis, alerts en catastrophe, parviennent l'exfiltrer en voiture. L'quipe dure plusieurs heures. "Il a fallu changer une dizaine de fois de vhicule, nous tions suivis", raconte la jeune fille. Dans un petit village situ plusieurs kilomtres l'ouest de la capitale ukrainienne, elle russit monter dans un train en direction de Varsovie, o elle restera quatre jours, hberge chez une sympathisante, avant de s'envoler pour Paris.
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Safia Lebdi, cofondatrice de Ni pute ni soumise et lue Europe Ecologie au conseil rgional d'Ile-de-France, a suivi heure par heure cette folle chappe. En contact rgulier avec les activistes depuis un sjour Kiev l'hiver dernier, elle savait que le mouvement tait surveill depuis la fin de l'Euro 2012 de football. "L'attention mdiatique retombe, elles ne bnficiaient plus de ce cordon sanitaire de journalistes qui les protgeait des reprsailles du pouvoir", explique-t-elle.
La France avait dj t envisage comme une base arrire. Inna y vit aujourd'hui avec un visa de touriste, qui l'oblige a sortir rgulirement de l'espace Schengen. Elle n'a eu "aucun mal", dit-elle, s'adapter cette nouvelle "affectation". Avec trois autres militantes ukrainiennes, la jeune fille connaissait dj Paris pour avoir particip en mars une performance organise l'initiative de Safia Lebdi place du Trocadro en soutien aux femmes des pays arabes. Elles taient une dizaine, dos la tour Eiffel, arracher leur burqa pour s'exhiber seins nus, dvoilant, peints sur leurs corps, des slogans comme "Intgrisme dgage" ou "No charia".
PASSE EN DIX ANS "DU VOILE AU TOPLESS"
Loubna Mliane a fait partie de "ces ttes brles". Ancienne militante de SOS Racisme, elle tient depuis la mi-juin la permanence de dput de Malek Boutih Sainte-Genevive-des-Bois. Son quotidien, elle le partage entre ses deux petites filles, leur pre et son engagement militant. Aprs la manifestation au Trocadro, vritable acte de naissance des Femen franaises, elle confesse avoir pleur toute une journe. "C'tait trs dur de s'exposer comme a, de voir en photo mon corps de 38 ans marqu par deux grossesses, mes seins, mon ventre", explique-t-elle.
Rinventer sa nudit comme une arme, Safia Lebdi, elle, l'a vcu comme une libration. Passe en dix ans "du voile au topless", elle dit avoir retrouv au sein de Femen la "fracheur" de ses premires annes chez Ni pute ni soumise. "Fadela [Amara, ancienne secrtaire d'Etat la ville] et moi venions du mme quartier d'une petite ville de province quand nous avons commenc, rappelle-t-elle. Nous aussi, nous nous sommes confrontes aux fministes tablies, en abordant des thmes comme les mariages forcs, l'excision, le communautarisme. On parlait de notre enfermement au quotidien."
Le mouvement s'est essouffl, mais le malaise dont il tait l'expression persiste. "Il y a de plus en plus de gamines dans les quartiers qui ne peuvent pas s'habiller comme elles veulent, sont agresses verbalement, parfois physiquement, n'ont pas le droit de s'exprimer", regrette Loubna Mliane. C'est ces "petites surs" que la militante aimerait d'abord s'adresser. Le ct brut, le radicalisme et la modernit de Femen pourraient les sduire, croit-elle. "C'est important qu'il y ait une relve."
DEUX GNRATIONS
Seulement, comme le souligne Safi Lebdi, la plupart des nouvelles recrues sont "dj conscientises". Artistes, journalistes, photographes ou tudiantes, elles contactent les activistes via leur page Facebook. "Nous les rencontrons, nous leur posons des questions sur leurs motivations, leur demandons si elles accepteraient de manifester seins nus, explique Elose Bouton, 29 ans. Bien sr, comme en Ukraine, certaines cherchent d'abord faire parler d'elles."
Celles qui finissent par faire corps avec la cause sont toutes unies par un mme sentiment d'urgence. En France, "une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son conjoint", rappelle Loubna Mliane. Comme ses camarades, l'ancienne animatrice radio est tenaille par le besoin de frapper fort, d'en finir avec "le militantisme gentil".
Entre les quadragnaires et leurs pupilles, deux gnrations cohabitent dsormais au Lavoir moderne parisien. Le thtre situ au cur du quartier populaire et cosmopolite de la Goutte-d'Or, Paris, prte gracieusement ses combles aux militantes. Depuis l'inauguration du lieu, le 18 septembre, elle s'y retrouvent au moins une fois par semaine, dans une pice aux murs recouverts de slogans et de reprsentations la gloire du mouvement. Un Christ en ruban adhsif marron, fminis et couronn de fleurs, a mme t suspendu aux poutres.
"Nous nous sommes mises au travail ds le premier jour", explique Inna, qui passe le plus clair de son temps au "centre" en compagnie de quatre ou cinq autres rgulires. Un "camp d'entranement pour les fministes", similaire celui qui existe Kiev, doit bientt voir le jour dans la soupente. L'Ukrainienne souhaite y dispenser des cours de formation l'activisme et ses dangers.Car la confrontation avec les forces de l'ordre peut tre violente : chuter, se dbattre, crier et se positionner, cela s'apprend.
"Je ne me suis pas lance l-dedans 38 ans pour jouer les pom-pom girls", insiste Charlotte Saliou. Sduite par la dimension artistique des performances de Femen, cette clown exprimente, "dj entre sur scne avec une rose dans les fesses", se doit enseigner ses camarades l'art de rendre leurs motions lisibles et placer leur voix. Vritable marque de fabrique du mouvement, ce sens de la mise en scne est "mdiatiquement ncessaire, mais il a du sens", affirme Charlotte Saliou.
De plus en plus "efficaces" sur le terrain, comme en tmoigne leur performance devant le ministre de la justice lundi, les "filles" rvent d'exporter leurs actions hors des frontires de l'Hexagone. Elles ont suivi de prs les rvolutions arabes et certaines entretiennent des liens troits avec des organisations fministes outre-Mditerrane. "Mais Femen ne doit pas se focaliser sur la monte de l'islamisme, assure Miyabi, 24 ans. Nous combattons les intgrismes religieux au sens large. D'ailleurs, beaucoup de cathos aussi nous ont dj pris en grippe."
Brocardant tous les cultes avec unehargne gale, Inna n'hsite pas dclarer qu'elle veut former des "guerrires". Si elle manie avec fougue un vocabulaire aux accents belliqueux voquant ple-mle "attaque", "soldats" et "occupation mondiale", c'est pour mieux provoquer. "En France, les fministes ne parlent qu'entre elles. Dans ce pays, des femmes se sont battues pour porter des jeans et aujourd'hui on les hue quand elles viennent en robe l'Assemble. Il faut sortir le fminisme des salons. Nous venons de la rue et c'est dans la rue que nous agissons. Ma place moi, maintenant, est ici."
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